La Gazette des 9, le journal de Rosheim et du Piémont des Vosges

La Gazette des 9, le journal de Rosheim et du Piémont des Vosges

Il y a 800 ans, l’éthylique victoire de Rosheim sur la Lorraine.

Cette histoire aurait pu inspirer un épisode de Game of Thrones, un tome de L’Assassin royal voire une séquence des Visiteurs ou de Kamelott mais ce n’est pas une fiction et c’est pas faux de le dire. Il y a exactement 800 ans, en 1218, Rosheim a été le théâtre de ce qu’on a appelé la « Guerre des Caves ». La fête médiévale de Rosheim qui se tiendra les 8 et 9 septembre 2018 commémorera peut-être au jour près ce huitième centenaire, ce qui pourrait aussi donner des idées aux vignerons d’aujourd’hui... Rafraîchissement de mémoire.

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         Illustration : Raphaël Heyer
              
C’est un moine de l’abbaye de Senones, 55 km à l’Ouest de Rosheim, qui a raconté ces faits qu’il a pour partie vécus. Il s’appelle Richer de Senones. Sa chronique est intégralement consultable en ligne sur le site Internet de la commune de Blâmont, dans la traduction du XVIème siècle.

En 1218, l’église romane de Rosheim est encore une œuvre d’art moderne ; elle n’a que 54 ans. C’est Saint-Pierre. Elle a une sœur jumelle mais un peu moins moderne et beaucoup plus petite, l’église Saint-Étienne, à 350 mètres de là, dont il ne reste aujourd’hui que le clocher. Un peu plus loin, la Maison romane, construite 60 ans plus tôt, marque la fin de l’agglomération vers les Vosges. Chaque église a, en quelque sorte, son village groupé autour d’elle. Saint-Pierre dépend de l’abbaye de Hohenbourg (Mont Sainte-Odile) et Saint-Étienne de l’évêque de Strasbourg, mais les deux villages se touchent et n’ont qu’un seul nom : Rosheim.
Contrairement à l’évêque de Strasbourg, l’abbaye de Hohenbourg ne protège pas directement son secteur de Rosheim : elle a laissé ce soin à la famille des chevaliers de Hohenstaufen, qui sont accessoirement devenus empereurs du Saint-Empire romain germanique, une forme de monstre géopolitique regroupant toute la féodalité d’Allemagne et d’une bonne partie de l’Italie. Empereurs élus et non héréditaires comme en France, ce qui fait que de nombreux conflits éclataient à chaque désignation d’empereur.


Le Saint-Empire romain germanique de Frédéric Barberousse, grand-père de Frédéric II de Hohenstaufen.


À Rosheim, les Hohenstaufen avaient installé durant tout le douzième siècle les signes de leur puissance devant le village de Saint-Étienne et aussi par rapport aux autres propriétaires de fermes, terres et terrains, souvent des abbayes (Haute-Seille, Hesse en Lorraine, par exemple) : il y a bien sûr l’église Saint-Pierre, des maisons-fortes, dont au moins quatre qui deviendront le Meyerhof, mais aussi une palissade défensive et deux portes qui ferment ce qui deviendra le noyau central ou Mittelstadt. Ces portes sont les ancêtres directes des portes actuelles de l’Hôtel de Ville (Zittgloeckeltor) et de l’École (Hohenburgertor).
Mais, en 1218, ce secteur de Rosheim est théoriquement censé appartenir au duc de Lorraine. Par quel prodige ? Simplement un accord vieux de sept ans, conclu entre deux Frédéric : Frédéric duc de Lorraine (abrégé en Ferry, deuxième du nom), environ 50 ans, et Frédéric de Hohenstaufen, 20 ans, qui avait grandi en Italie et avait été appelé en Germanie pour suivre le processus d’élection de l’empereur – ce qu’il allait devenir en 1220 sous le nom de Frédéric II, petit-fils de l’empereur Barberousse.


Ferry (1162-1213), duc de Lorraine de 1205 à 1213.


En 1211, Frédéric arrivait d’Italie et avait besoin de soutien pour mener à bien sa mission face à son grand rival Othon. Ferry lui proposa ses services, c’est-à-dire son armée, contre 4000 marcs d’argent (environ 123 500 €), une somme considérable à l’époque. Mais Frédéric n’avait pas de quoi le payer immédiatement. Il lui concéda alors en gage ses possessions à Rosheim, ce qui revint à lui engager la principale partie du village, qui valait donc cher. À partir de 1211, Rosheim devint donc provisoirement lorraine tant que Frédéric n’aurait pas payé sa dette. Ferry assuma sa part de l’accord en suppléant Frédéric dans le siège de Haguenau en 1212, historiquement une capitale des Hohenstaufen, occupée par les ennemis de Frédéric dans l’accession au trône d’empire. Ferry reprit facilement Haguenau qu’il rendit à Frédéric, couronné entre-temps roi des Allemagnes à Augsbourg – raison pour laquelle il ne pouvait lui-même mener le siège de Haguenau.
Les mois passèrent. Frédéric continua sa course vers le pouvoir impérial tandis que Ferry avait marié son fils Thiébaud à Gertrude, la fille du comte de Dabo, dont le comté faisait la liaison entre Lorraine et Alsace. Mais en 1213, le comte de Dabo mourut subitement, suivi de près par Ferry en octobre. Frédéric apprit la nouvelle. Il considéra que la mort de Ferry signifiait la fin du gage et que ses possessions à Rosheim lui revenaient à nouveau. Ce n’était pas l’avis de Thiébaud, l’héritier de Lorraine et désormais également maître de Dabo, mais il avait fort à faire avec le comte de Champagne à l’Ouest et ne réagit pas tout de suite. Sans doute se rêvait-il grand duc d’un territoire allant de Champagne jusqu’en plaine d’Alsace, et sans doute que les faiblesses ou non-dits du contrat passé entre Frédéric et son père étaient mis à profit par le survivant pour revendiquer sa pleine souveraineté sur Rosheim, décidément enjeu convoité.


Thiébaud (1191-1220), duc de Lorraine de 1213 à 1220.


En 1218, Thiébaud décida finalement de reprendre Rosheim en emmenant son armée occuper le prétendu dû. Son château était situé à Amance, sur les hauteurs de Nancy. Malin, il envoya une équipe d’éclaireurs éclairer ou éclaircir le chemin, conduite par son bras droit, son lieutenant Lambyrin d’Arches, un brin trop gauche. Cette fine équipe devait l’attendre en un lieu-dit près de la Broque, peut-être le château de Salm fraîchement construit. Mais Lambyrin lambina rapidement et décida, sans attendre son patron, de descendre la vallée de la Bruche, de bifurquer de Gresswiller vers Rosenwiller et, bref, de se rendre directement à Rosheim. Rappelons que le chemin de Gresswiller à Rosheim via Rosenwiller a très longtemps été un équivalent de la voie express actuelle pour atteindre la plaine d’Alsace depuis la Lorraine et la France. Aujourd’hui, ce chemin est assez caillouteux …
Lambyrin d’Arches, ses quelques chevaliers et sa trentaine de soldats, des « rustiques » selon la chronique, à pied, voulurent donc accélérer le mouvement et prendre Rosheim par surprise – qu’est-ce qu’il avait dans la tête, ce Lambyrin ? (Cliquez ici pour voir l’itinéraire supposé de la troupe de Lambyrin.)
Nous sommes en 1218, à la belle saison, et voilà que les Lorrains déboulent du chemin de Rosenwiller, surprenant les paysans aux champs et aux vignes, mais le guet depuis Saint-Pierre les a vus venir et sonné le tocsin. Les habitants se réfugient où ils peuvent, la plupart dans l’église. La chronique de Richer n’évoque pas la deuxième église, Saint-Étienne, ce qui laisse à penser qu’elle n’avait peut-être pas beaucoup plus que le statut d’une chapelle par rapport à l’église Saint-Pierre et au bourg formé autour d’elle.
Quand les Lorrains arrivent dans le village, quand ils passent la proto-Zittgloeckeltor, il n’y a pas âme qui vive, aucune résistance opposée. Ils entrent dans les maisons. Elles sont vides. Ils descendent aux caves. Elles sont pleines, pas que de vin. Le chroniqueur Richer raconte alors que ces Lorrains s’en mirent plein la panse puis, n’ayant ni vignes ni pinard chez eux, affluèrent vers les tonneaux et picolèrent à tour de bras.
De derrière l’embrasure d’une armoire, d’une cloison, d’un interstice entre deux murs, d’un coup d’œil depuis l’église, les Rosheimois ne virent bientôt plus passer que le silence et le calme plat. Il y eut un chevalier, selon le narrateur de l’histoire, qui décida de parler plus haut que tout le monde, bien que tout le monde se tût, pour dire qu’il fallait oser une sortie. Ce chevalier s’appelait Otto. Otto osa. Il sortit donc le premier, suivi par la multitude, pour voir de ses yeux pourquoi les Lorrains ne faisaient rien. Ceux dans les maisons sortirent aussi. L’entrée des caves donnait sur la cour ou la ruelle. Les Rosheimois finirent par gueuler, débusquant la sortie des Lorrains ronds comme des coings. Certains essayaient de courir sans savoir se tenir debout. D’autres essayaient de parler sans réussir à articuler un mot. De rouges de pif, ces derniers devinrent rouges de sang, massacrés sans scrupule. Lambyrin et les cavaliers réussirent à passer la Zittgloeckeltor et à fuir vers Rosenwiller et la vallée de la Bruche, mais presque toute la troupe à pied fut tuée. Les rares survivants se terrèrent dans les buissons de jardins pour ensuite fuir à la nuit tombée vers la Steig et la vallée de la Magel. Un parcours pas très accueillant la nuit cependant, à cette époque, après une telle cuite.
Entre-temps, Thiébaud était arrivé au niveau de Wisches, ayant sûrement constaté que Lambyrin ne l’avait pas attendu, quand il croisa la route penaude des cavaliers et du même Lambyrin lui annonçant la déroute. Thiébaud décida de ne pas faire long feu et de rebrousser chemin, sans manquer de piller au passage des terres et des vignes appartenant à Frédéric.


Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250)


Thiébaud devait sentir qu’il risquait d’avoir le feu aux trousses car la riposte ne tarda pas, conduite aux petits oignons par Frédéric, informé de l’aubaine. Celui-ci avait fait copain-copain avec la plupart des amis et alliés de Thiébaud depuis un moment et Thiébaud n’était pas forcément au courant… Et Thiébaud avait déjà tenté quelques autres coups sur l’Alsace que Richer ne raconte pas trop … Bref, après l’histoire de Rosheim, Frédéric mena son armée au château d’Amance où s’était réfugié Thiébaud, dont il fit le siège tandis que des alliés venus de l’Ouest, dont le comte de Champagne, firent étape à Nancy, mirent le feu à la ville qui brûla intégralement, avant de rejoindre Frédéric pour emporter le siège du château d’Amance. L’incendie de Nancy en 1218 a donc à voir avec les cépages rosheimois.
Totalement isolé, le duc Thiébaud n’était plus alors que le Ducon de Lorraine et se rendit, espérant quelque bienveillance de son adversaire. Frédéric le fit prisonnier, le baladant près de deux ans dans ses bagages au cours de ses expéditions en Allemagne. Il finit par le relâcher, en mandatant une fille de joie pour l’alpaguer à Haguenau, sur le chemin du retour en Lorraine, et lui faire passer une nuit de bon conseil avec un peu de venin au petit matin. Et selon ce plan, Thiébaud, décrit comme joyeux lors de son arrivée à Haguenau, finit blanc comme un linge dans une fosse de l’endroit.
Il n’y eut ensuite plus jamais de revendication lorraine sur la possession de terres alsaciennes. Frédéric fut définitivement sacré empereur par le pape en 1220 à Rome et, pour Rosheim, il ordonna la transformation du bourg en forteresse, l’actuelle Mittelstadt. Des travaux considérables de terrassement furent effectués pour créer un promontoire au Sud de la rue principale, flanqué d’un rempart-soutènement en arasant le sol en amont et en talutant l’aval, d’où la surélévation de l’église romane, celle aussi du portail du Meyerhof que l’on ne pourra malheureusement plus voir, les escaliers le long de la Halle du Marché et globalement toute la terrasse supportant les bâtiments entre rue principale et rue de la Marne. Le rempart et l’urbanisme de la Mittelstadt sont donc directement la conséquence de toute cette histoire.

La Mittelstadt, fortifiée après la Guerre des Caves, et la ville de Rosheim (Source : Atlas des paysages d'Alsace).


La Guerre des Caves prouve ainsi l’importance qu’avaient la bourgade et son vin à cette époque. Elle a surtout accéléré la promotion de Rosheim au rang de ville, qui interviendra les années suivantes (1267 au plus tard). L’empereur finira également par conclure un arrangement avec l’évêque de Strasbourg pour que celui-ci lui cède ses possessions rosheimoises en échange des possessions impériales à Saverne. Dès lors, Saverne deviendra ville épiscopale (d’où le château des Rohan aujourd’hui), tandis que Rosheim sera toute entière ville impériale (d’où son deuxième rempart, en rouge sur le photomontage ci-dessus) et membre de la Décapole jusqu’à l’annexion à la France en 1699.
 
Auteur : Raphaël Heyer / Iconographie libre de droits.


05/09/2018
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